Un Monde qui s’emmure... Toujours plus de barrières dans un "monde sans frontières"

Publié le : , par  Chantal

26 ans après la chute du mur de Berlin le 9 novembre 1989, le monde est loin d’en avoir fini avec ses murs. Bien sûr, les murs actuels n’ont pas grand chose à voir avec celui qu’on a appelé le " mur de la Honte" qui empêchait les Allemands de l’Est de sortir, les maintenant prisonniers d’un système. Aujourd’hui les murs se construisent face à ceux qui veulent entrer, prisonniers à l’extérieur d’un système qui les refoule !

... Et de nouveaux murs de la honte viennent diviser le monde !

Le 4 octobre 2014, dans le Calaisis, un regroupement de migrants et d’organisations de la société civile rédigeait un appel conjoint intitulé "Non au mur de la honte " à Calais !
Dans cet appel, on apprenait que les autorités françaises, en accord avec le gouvernement britannique, s’apprêtaient à construire une barrière et à déployer un dispositif sécuritaire de grande envergure à Calais, véritable appareil de guerre contre les migrants. Cette barrière sécurisée, construite avec les 15 millions d’euros donnés par les Britanniques à la France, vise à interdire la zone portuaire aux migrants tentant de passer en Angleterre.
Ce nouvel état de fait devrait conduire rapidement à l’expulsion de la majeure partie des 1500 migrants venus, au péril de leur vie, de pays en guerre ( Syrie, Afghanistan, Irak ), ou instables politiquement ( Egypte, Somalie, Erythrée...), la politique "d’accueil" de la France ne leur laisse que peu de chance.

Malheureusement la France n’a pas l’apanage des murs !...

La politique menée par la France est à l’instar de la politique menée par l’Europe, mais aussi par les Etats-Unis, l’Inde, l’Espagne, la Grèce, Israël... La liste est longue, hélas !
Voir la carte des murs-barrières à travers le monde.

Pourtant la chute du mur de Berlin, en mettant fin à la guerre froide, a ouvert des perspectives d’ouverture, tout en marquant la fin du XXe siècle. Pendant la décennie qui a suivi cet événement, on a parlé d’un monde sans frontières. Le 11 septembre 2001 marque une rupture dans cette vision du monde et le virage sécuritaire qui en découle entraîne dans son sillage la construction (ou la relance) de 24 murs en Asie centrale, au Moyen-Orient, en Asie du Sud-Est et en Afrique subsaharienne.

En Europe, c’est Frontex , l’agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des États membres de l’Union, créée en 2004 par l’Union européenne, qui a pour but de réduire les migrations clandestines subsahariennes à destination de l’Europe. Dotée de moyens de plus en plus importants ( budget de 6 millions en 2005, de 84 millions en 2009...) et ayant vu ses effectifs doubler dans cette période, elle s’appuie sur des États du nord de l’Afrique ( Maroc, Mauritanie, Libye, Cap Vert, Sénégal ) pour la prise en charge de la surveillance des frontières maritimes et terrestres et la création de camps de réfugiés, afin d’éviter que les migrants ne mettent le pied sur le sol européen.

Selon Pascal Boniface, [1] " le paradoxe de la multiplication des barrières dans un monde qui se veut ouvert est une conséquence de la globalisation. Dans un monde où les déplacements des personnes et des biens sont facilités, les frontières ne sont plus censées être des barrières. L’espace Schengen en est un parfait exemple : à l’intérieur de cet espace, les déplacements des personnes et des biens ne connaît plus d’obstacles."

Alors, les États érigent des barrières pour protéger physiquement leur territoire, dans un réflexe identitaire, réactivant le sentiment national et distinguant explicitement un "nous" d’un "eux". Et les murs commencent à renaître...Au total, on recense aujourd’hui environ 35000 à 40 000 km de frontières fermées ou dont la fermeture est prévue, soit environ 15% du total mondial des frontières.

...et de nombreux murs-frontières sont déjà trop connus :

 La barrière Mexique - États-Unis
Elle s’étend sur environ 1200 km et a pour but de freiner l’arrivée des clandestins venus d’Amérique centrale. Plus de 3 milliards de dollars ont déjà été dépensés depuis 1994 pour sécuriser ce mur et pourtant des milliers de cadavres ont été retrouvés dans les déserts de l’Arizona et du Texas. Chaque année plus de 700 000 Mexicains tenteraient leur chance et, malgré les techniques sophistiquées de repérage, près de la moitié des candidats parviendrait à passer.

 Le mur Inde-Bangladesh
Dès 1993, l’Inde a entamé la construction d’un mur de 3200 km la séparant du Bangladesh voisin pour empêcher l’entrée des migrants. Ce mur-barrière, censé protéger, est une véritable source de violences. Toute le région frontalière a vu son économie anéantie, les villages enclavés sont privés d’accès à l’eau, à l’électricité, aux soins et à l’éducation, et la police indienne des frontières( Border Security Force) fait régner la terreur sur ceux qui essaient de le franchir.

 Le mur Birmanie-Inde
Construit sur 1600 km, il est érigé contre le trafic de drogue et contre le terrorisme. Totalement ubuesque dans son tracé, il multiplie les enclaves indiennes en territoire birman et vice-versa.

 Le mur Israël-Territoires occupés
C’est un mur particulièrement emblématique qu’ Israël a construit à partir de 2002 pour séparer l’état hébreu des territoires palestiniens, afin de prévenir les intrusions de terroristes. Il s’étend sur 723 km, empiète sur le territoire de la Cisjordanie, englobe les colonies israéliennes et les principaux puits de la région. Il restreint la liberté de mouvement des Palestiniens, désorganise les liens familiaux et sociaux, perturbe la vie économique des Territoires occupés...
Le mur a été déclaré illégal par la Cour internationale de Justice en 2004.

 La forteresse de Ceuta-Melilla
Construite entre 1998 et 2001, en pleine période d’euphorie post-chute du mur de Berlin, elle vise à "mettre un terme aux assauts des migrants africains" [2] face aux 2 enclaves espagnoles en terre marocaine. Les triples grilles hérissées de barbelés semblent ne plus suffire à arrêter les migrants puisque des travaux de renforcement ont commencé en 2014 : une nouvelle barrière de 3 à 5 m de hauteur et équipée de lames tranchantes viendra renforcer le dispositif...
Toujours plus !!!

  Les barrières dans l’espace européen
Des barrières anti-migrants sont en cours de réalisation ou ont déjà été finalisées entre la Grèce et la Turquie et entre la Bulgarie et la Turquie. De 12,5 km pour le premier et de 33 km pour le second, ils apparaissent bien dérisoires face à des migrants fuyant des pays en guerre !

Ces murs, à l’exemple de beaucoup d’autres, apparaissent comme de fausses bonnes solutions. Ils obligent les migrants à utiliser des voies plus longues et plus dangereuses, comme les voies maritimes telles que la Mer Noire ou la Méditerranée qui est actuellement la barrière la plus infranchissable et la plus meurtrière.

Selon une vaste enquête intitulée " The Migrants files ", depuis l’an 2000, 23 258 migrants sont morts ou ont disparus. Près de 6500 se sont noyés au large de Lampedusa, plus de 2200 au large des Îles Canaries et plus de 1500 dans le détroit de Gibraltar. L’année 2014 est d’ores et déjà la plus meurtrière. Comble de cynisme, ces chiffres n’apparaissent pas dans les statistiques de Frontex qui ne s’intéresse qu’aux réfugiés interceptés : " le travail de Frontex, c’est la lutte contre l’immigration illégale, pas le sauvetage en mer, et ces gens-là sont morts, ce ne sont plus des migrants " ! [3]

Remparts des riches contre les pauvres, les murs se développent aussi à l’intérieur des États.

Les enclaves urbaines se multiplient sur tous les continents :

  • À Sao Paulo (Brésil), 60 km de murs séparent les riches des pauvres.
  • En Afrique du Sud, pendant la période de l’apartheid et encore aujourd’hui les quartiers sécurisés sont présents dans les grandes villes, dont Johannesburg.
  • À Qingyuan (au nord de Canton), comme dans beaucoup d’autres villes, la résidence fermée devient la norme. Entourée de clôtures, elle se protège contre la délinquance
  • Aux États-Unis, les "gated communities" nées dans les années 80 dans l’Ouest et dans le Sud se sont multipliées sur tout le territoire. Regroupant en moyenne 150 familles, elles assurent leur propre sécurité, mais aussi l’entretien des rues, de l’adduction d’eau, de l’assainissement.
  • En Angleterre et plus récemment en France, le concept s’est mis en place mais sur des structures plus restreintes (35 à 50 familles)

Partout le prétexte sécuritaire est le même ; « les adeptes de ces résidences en forme de burqa » [4] souhaitent en réalité se protéger des plus pauvres, se ghettoïsent, participent à une privatisation rampante des villes et renforcent la ségrégation socio-spatiale, risquant ainsi de mettre à mal les fondations des sociétés.

Et les frontières deviennent un marché prospère...

Une économie des murs est née, véritable manne pour certains. Selon Élisabeth Vallet, [5] le marché du frontalier militaire représente en 2011 près de 17 milliards de dollars dans le monde. Il faut y ajouter le coût de la construction des murs (les 12,5 km de murs entre la Grèce et la Turquie ont coûté 3 millions d’euros !) et celui de leur entretien (6,5 milliards de dollars pour la barrière États-Unis - Mexique depuis 2000).

Des sommes colossales qui pourraient servir aux politiques d’intégration...et pourtant de nouveaux murs sont en construction ou vont bientôt naître : mur Arabie saoudite / Irak, Ukraine / Russie, Malaisie / Thaïlande, Pakistan / Afghanistan, Irak / Syrie... La liste est longue...

Pourtant, d’autres solutions existent

 Mettre fin aux causes, qu’elles soient économiques ou sociales
 Réduire les disparités entre le Nord et le Sud
 Soutenir les économies des pays du Sud pour que leurs populations puissent avoir les moyens et l’envie de demeurer dans leur propres pays
 Considérer les migrations comme inhérentes à l’humanité, et imaginer une gestion multilatérale des flux qui facilite la mobilité, envisagée comme bien public mondial à accompagner et à défendre comme facteur du développement humain.
 Enfin et surtout respecter l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 : " Toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence à l’intérieur d’un État. Toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays."

Les fermetures, les interdictions, les barrières, rien de tout cela n’empêche les flux migratoires. La circulation des migrants est toujours aussi intense ; les obstacles toujours plus nombreux forcent les migrants à emprunter des routes toujours plus longues, toujours plus complexes et toujours plus dangereuses, donnant toujours plus de pouvoir aux trafiquants pour augmenter le prix de la sécurité.
Si les murs semblent, à court terme, proposer une solution, à long terme, ils deviennent le problème et la prolifération de ces murs dressés sur nos frontières est un triste reflet de ceux qui s’érigent dans nos têtes.

À lire

OUVRAGES DOCUMENTAIRES

Des murs entre les hommes
NOVOSSELOF Alexandra , NEISSE, Frank, La documentation française, 2007
Presque vingt ans après la chute du mur de Berlin, de nombreux murs subsistent et séparent encore les peuples, tandis que d’autres se construisent. Ces murs " en activité " sont le signe tangible de la permanence de tensions et de conflits inextricables gelés par l’histoire. Au gré d’un périple de deux ans autour du monde les auteurs sont allés à la rencontre des peuples vivant auprès de ces murs pour mieux comprendre de quoi était faite leur existence.

Contre les murs
NIEL, Frédéric, BAYARD jeunesse, 2011
Cinquante ans après la construction du mur de Berlin, et plus de vingt ans après sa chute, d’autres " murs de la honte " subsistent sur tous les continents. Cet ouvrage fait le tour du monde des murs encore érigés aujourd’hui et livre une analyse pertinente des enjeux et des conséquences de ces barrières de fer ou de béton. En collaboration avec les chercheurs de l’IRIS (Institut de relations internationales et stratégiques)

Atlas des migrants en Europe : Géographie critique des politiques migratoires
Réseau Migreurop, Armand Colin, 2012
Chaque année, des milliers de candidats à l’exil fuient leur pays en guerre ou en crise pour rejoindre l’Europe, des centaines d’entre eux n’y parviendront jamais et y laisseront leur vie, par noyade ou épuisement. Face au prétendu « danger » que représentent ces migrants selon nombre de dirigeants, la militarisation des frontières européennes et le renforcement des contrôles apparaissent aujourd’hui comme les seuls mots d’ordre. Cette nouvelle édition propose une évaluation critique des politiques européennes d’asile et d’immigration établies depuis les années 1980.

Un Mur en Palestine
BACKMANN, René, Gallimard, 2009
Pour, officiellement, protéger le territoire israélien des incursions terroristes venues des villages palestiniens de Cisjordanie, le gouvernement israélien a ouvert, au printemps 2002, l’immense chantier d’érection d’un mur appelé « barrière de sécurité ». Le mur est-il un barrage contre le terrorisme ou un barrage contre la paix ?

Keep your eyes on the wall - Paysages palestiniens
SNAIJE Olivia, ALBERT Mitchell ; Les éditions Textuel, 2013.
Sept photographes, six Palestiniens et un Allemand, ont choisi de montrer chacun un des aspects du mur érigé il y a une dizaine d’années et dont l’extrême violence, réelle et symbolique, renvoie au sombre souvenir du mur de Berlin.

Le mur et la peur, Inde-Bangladesh
TURINE, Gaël Actes Sud, 2014.
Le photographe Gaël Turine immortalise la vie des gens vivant de part et d’autre de ce mur de la honte.

ARTICLES en ligne

Les blessures du monde
Par Thierry Gauthé, Courrier International, 07/11/2014

Cinquante murs à abattre
Numéro spécial du Courrier international, 06/11/2014

Âmes à la mer
Causes communes 74, bulletin de la Cimade, 10/2012

CERISCOPE Frontières
CERI, 2011

Mourir aux portes de l’Europe
Par Olivier Clochard et Philippe Rekacewicz, Le Monde Diplomatique, juin 2010

À voir

De l’autre côté
Chantal Akerman, 2013
Le documentaire retrace les parcours de migrants mexicains qui se heurtent à une frontière américaine extrêmement bien gardée. Fuyant la pauvreté, ils butent sur les technologies les plus sophistiquées qu’utilise le service d’immigration américain pour les arrêter.

Frontière reconduite
Cécile Canut, 2011
Dans l’Ouest de l’Afrique, des hommes prennent la route pour tenter ailleurs leur chance. Cet ailleurs, c’est bien souvent l’Europe, et plus encore la France. Or bon nombre d’entre eux ne réussissent pas, ou sont refoulés, et se voient contraints au retour."Frontière reconduite" va à la rencontre de ceux qui ont tenté ce qu’ils appellent « l’aventure ». Il recueille leur parole et donne à entendre leur histoire.

The Iron Wall
Mohammed Alatar, 2006
Iron Wall est un documentaire réalisé par une association palestinienne d’appui aux agriculteurs. Il donne la parole à des responsables associatifs, des paysans, des militants pour la paix, des journalistes, des soldats... israéliens et palestiniens. Iron Wall décrit l’évolution de la colonisation des Territoires occupés palestiniens sous les différents gouvernements israéliens depuis 1967 jusqu’à la construction du Mur.

À écouter

Des murs et des hommes
En juin 2012, l’émission Culturesmonde sur France Culture a consacré trois émissions à la question des murs-frontières :

Pour aller plus loin

  • Le Forum Social Mondial des Migrations est l’un des Fora thématiques du Forum Social Mondial (FSM). C’est un processus global organisé par et pour les mouvements sociaux, les organisations de masse, la société civile, les activistes et avocats. Le FSMM se tient tous les deux ans ; il s’agit d’un espace de débats démocratiques indépendants, de réflexions, de partage d’idées et expériences, d’échanges culturels, de mise en réseau , de mobilisation, d’exploration collective et de discussions sur les stratégies de construction de modèles alternatifs aux législations existantes sur la migration.
  • La charte mondiale des migrants : issue d’un long processus d’élaboration, cette charte a été approuvée le 4 février 2011 à Gorée lors d’une rencontre mondiale des migrants organisée en marge du Forum Social Mondial de Dakar. Le choix de l’île de Gorée, hier symbole de l’esclavage et de la déportation, a permis aux migrants réunis de proposer une nouvelle ère pour demain, sans barrières ni discriminations.
  • Migreurop est un réseau européen et africain de militants et chercheurs dont l’objectif est de faire connaître et de lutter contre la généralisation de l’enfermement des étrangers et la multiplication des camps, dispositif au cœur de la politique d’externalisation de l’Union européenne.
  • Le réseau Des Ponts Pas Des Murs a été fondé en 2008, suite à un sommet citoyen réunissant 34 pays à l’occasion de la Présidence française du Conseil de l’Union Européenne. Regroupant quelques 300 associations, il dénonce la mise en place des politiques européennes de lutte contre l’immigration et défend le respect de la liberté de circulation.
  • L’Organisation pour une Citoyenneté universelle (O.C.U.) est une association de dimension internationale qui vise à promouvoir la liberté mondiale de circulation et d’installation des personnes.
  • lesmurs.org : le site est né du projet d’une compagnie de théâtre qui est intervenue dans de nombreux pays pour présenter une création autour des murs frontières. Les initiateurs du projet travaillent à la création d’une journée mondiale contre les murs le 9 novembre, date de la chute du mur de Berlin.

Notes

[1géopolitologue français, fondateur et directeur de l’IRIS

[2hebdomadaire marocain "TelQuel" 12/05/2014

[3Jean-Marc Manach - Le Monde diplomatique 31/03/2014

[4dans " Multiplication des résidences fortifiées " www.lesmurs.org

[5chercheuse à l’Université du Québec à Montréal,

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